Mar 20 Mar 2007
Disons-le d’emblée : la surprise est totale ! Depuis la parution de son premier ouvrage (Le Traître, en 1958), le philosophe André Gorz nous livre à intervalles réguliers des essais théoriques sur le travail, l’écologie politique, le revenu d’existence ou l’évolution du capitalisme. Chacune de ces parutions est un événement. Mais cette fois, sans crier gare, le philosophe s’est fait homme concret en écrivant une émouvante lettre d’amour. Elle est adressée à celle qui partage sa vie depuis soixante ans. Pourquoi ce soudain retournement de style ?
Il y a d’abord la femme qui l’a élevé jusqu’à ses 16 ans. Cette mère envahissante avait pour son fils des exigences démesurées qui ont détruit chez lui toute estime de lui-même et toute possibilité de rapports naturels avec les autres. Et puis il y a celle qui lui a (re)donné la vie : D.
Il l’a rencontrée à Lausanne en octobre 1947. Ils ne se sont plus quittés. A cette date, fils d’un Juif autrichien, il a 23 ans. sa mère l’a mis à l’abri en Suisse après l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie. D. est une jeune Anglaise encore déchirée par la séparation de ses parents intervenue alors qu’elle n’avait que 4 ans. Elle est belle et pleine de vie. Leurs « blessures originaires » et leur « expérience de l’insécurité » vont les unir. Lui se débat depuis des mois dans des réflexions pour trouver un sens à son existence. Elle, instinctivement, a déjà compris et lui répète : « Ta vie, c’est d’écrire, alors écris. »
Avec patience, D. va empêcher qu’il ne se perde dans des abstractions ou dans le désespoir. « Tu as dû travailler des années durant pour me faire assumer mon existence », lui avoue-t-il. Dix ans après leur première rencontre, le travail d’écriture finira par déboucher sur la publication du Traître. Un succès énorme : « Voici un livre qui à peine dans vos mains devient une bête vivante », écrit Jean-Paul Sartre dans la préface. Mais, à l’occasion d’une nouvelle édition, parue en 2005 (dans la collection « Folio »), Gorz se rend compte, en relisant les épreuves, que de nombreux passages où il est question de D. en donnent « une image fausse et qui [la] défigurent ». En particulier, le troisième chapitre intitulé « Toi » qui « devait montrer comment (…) la découverte avec toi de l’amour allait enfin m’amener à vouloir exister ». « Aucune trace de conversion existentielle, aucune trace de ma, de notre découverte de l’amour, ni de notre histoire », ajoute-t-il.
Cette lettre d’amour veut rétablir la vérité sur D. Elle est surtout le témoignage d’une reconnaissance. Lettre à D. se lit comme une déambulation dans l’existence. D’abord, l’errance du jeune couple sans le sou qui quitte la Suisse pour s’installer à Paris. Ensuite, l’itinéraire de Gorz comme journaliste à L’Express (de Jean-Jacques Servan-Schreiber) puis au Nouvel Observateur, où D. jouera un rôle irremplaçable de documentaliste, et les rencontres politiques avec Pierre Mendès France ou encore l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981. Enfin, la retraite à la campagne, où Gorz écrira un tiers de son œuvre théorique : d’Adieux au prolétariat (1980) à L’Immatériel (2003), toujours avec le soutien constant de D., malgré la maladie.
Ceux qui connaissent D. et fréquentent leur maison à la campagne ont pu sentir la complicité forgée dans l’adversité qui unit ce couple. Il y a d’abord l’un et l’autre, puis l’un pour l’autre, et pour finir : l’un est l’autre…
Christophe Fourel.
Idées
Lettre à D. Histoire d’un amour, d’André Gorz, Galilée, Paris, 2006, 78 pages, 13,40 euros.
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